Anniversaire de l’ALENA : le retour du régionalisme

Corentin Corcelette
19 Juin 2014



L’accord de libre-échange nord-américain aussi appelé NAFTA fête en 2014 ses vingt ans. Il est entré en vigueur en 1995 et réunit trois pays d’Amérique du Nord : le Mexique, le Canada et les Etats-Unis. Cet accord est le symbole du développement du régionalisme commercial en opposition au multilatéralisme. Analyse.


Crédit : REUTERS/Henry Romero
Crédit : REUTERS/Henry Romero
Le régionalisme commercial repose sur le développement des échanges sur une base régionale. Ce phénomène contemporain s’oppose au sentiment général qui domine : l’essor des échanges commerciaux et le développement du multilatéralisme. Ce dernier est décrit comme un processus de généralisation des interconnexions géographiques entre les productions, les firmes et les économies à l’échelle du monde. 

La mondialisation semble un fait actuel et soudain. En réalité c’est un phénomène aussi vieux que le capitalisme. Jean Bouvier écrivait : « Il faut se méfier de la nouveauté qui n'est souvent qu'ignorance de l'histoire ». Souvent vu comme un procédé lourd et inconscient, le multilatéralisme est au moins autant voulu que subi. La globalisation rend compte de cette dimension et indique que la mondialisation n’est pas une fatalité mais qu’elle dépend de la gestion des Etats. 

La genèse des zones régionales

Les zones régionales résultent principalement de deux dynamiques. Tout d’abord, les zones régionales naturelles, qui naissent par des relations que tissent certains Etats en vertu de certaines ressemblances : linguistique, culturelle, politique ou encore historique. Ensuite, les accords préférentiels construits, qui résultent d’une volonté politique des Etats.

C’est par exemple par ce dernier procédé que l’Europe a vu le jour dès 1951 avec la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Ceci a été rendu possible grâce au désir des belligérants de construire la prospérité et la paix grâce à la recherche des gains partagés et à l’échange. 

Les figures multiples de la régionalisation des échanges

Dans sa typologie de 1961, Béla Balassa distingue quatre formes de régionalisation commerciale de la zone la moins à la plus intégrée. Tout d’abord, les zones de libre-échange (ZLE) qui sont constituées de pays qui réduisent ou éliminent les droits de douane et les restrictions quantitatives à l’échange. Cependant, chaque pays conserve la maîtrise de sa politique commerciale. En principe, une ZLE constitue une entorse à la Clause de la nation la plus favorisé (CNPF), qui est censé éviter le libre-échange à la carte. En effet, la CNPF dit que si deux ou plusieurs pays s’accordent des avantages alors ces derniers sont extensibles à tous les autres pays. Cependant, l’article 24 du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) repris par l’OMC instaure la tolérance pour ces zones. Cet article précise que la création d’une ZLE a pour objectif de faciliter les échanges, elle ne doit pas s’ériger en forteresse qui réduit les échanges avec le reste du monde. L’OMC, qui a remplacé le GATT en 1995, recense aujourd’hui cent quatre-vingt-dix ZLE, dont la moitié existe depuis 1995. Parmi ces zones on retrouve par exemple l’Alena ou encore l’Asean, c’est-à-dire l’Association des nations du sud-est asiatique qui réunit des pays comme le Cambodge et le Vietnam. La ZLE est la forme la plus courante du phénomène de la régionalisation des échanges. 

Par ailleurs, il existe des unions douanières. Ces dernières résultent d’une ZLE. Dans ce système, les Etats adoptent une même politique commerciale vis-à-vis des tiers. Ceci prend par exemple la forme d’un même Tarif extérieur commun (TEC). Le marché commun du sud (MERCOSUR), la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) ou encore l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) sont des exemples d’union douanière. La troisième forme de régionalisme, c’est le marché commun. Nous pouvons définir ce dernier comme une union douanière dans laquelle les facteurs de production peuvent circuler sans entrave entre les pays concernés. En 1957, le traité de Rome crée la Communauté économique européenne (CEE), qui recherche l’abolition complète des entraves à la circulation des marchandises, des capitaux, des services et des personnes. L’espace Schengen résulte de cette idée. Le marché commun doit procurer des facilités d’affaires aux entreprises et aider les consommateurs par une offre plus grande et diversifiée qui permet des prix plus faibles. 

Enfin, le quatrième type de la régionalisation des échanges, c’est l’Union économique et monétaire (UEM). Dans ce cas, les groupes de pays décident d’harmoniser leurs différentes politiques économiques et fiscales. Depuis le traité de Maastricht du 7 février 1992 et le passage à l’euro en 1999 pour les institutions et en 2002 pour les populations, l’Europe est devenue une Union économique et monétaire. Nous pouvons même considérer que, depuis décembre 2009 et le traité de Lisbonne, l’Europe est devenue une union politique, dotée d’institutions supranationales dans certains domaines. C’est par exemple le cas dans le domaine de la justice avec la création de la Cour de justice européenne (CJE). 

Les arguments des libéraux contre le régionalisme commercial

En 1950, Jacob Viner reprend la thèse de la spécialisation Ricardienne pour promouvoir le multilatéralisme. D’après Ricardo, chaque pays doit se spécialiser dans la production dans laquelle il est le plus compétitif comparativement aux autres pays. Viner dit que si la spécialisation a un sens, c’est au niveau le plus large. En effet, plus il y aura de pays acquis à la thèse de la spécialisation et plus le libre-échange sera optimal. À l’inverse, toute restriction à l’échange conduit à une allocation sous-optimale des ressources disponibles. Ainsi pour lui, un pays améliore sa situation en s’ouvrant aux autres même sans réciprocité, car il est assuré de s’approvisionner à meilleur compte. Jagdish Bhagwati, expert du GATT, estime pour sa part que le régionalisme menace le multilatéralisme, car il est discriminatoire et qu’il menace de réduire le trafic commercial. À ce sujet, Viner ajoute que le régionalisme peut même être néfaste si le prix d’importation de la zone préférentielle est supérieur à celui pratiqué hors zone. 

Paul Krugman dénonce lui le régionalisme au nom du réalisme. En effet, les accords régionaux ont pour effet de détourner le trafic et non de l’augmenter. Par exemple, en 1986, l’Espagne rejoint la CEE et décide de s’approvisionner en céréales sur le marché européen afin de profiter de la préférence communautaire. Cependant, cette action n’est pas bénéfique pour le commerce mondial car l’Espagne s’approvisionnait auparavant auprès des Etats-Unis. En effet, le libre-échange généralisé peut drainer des bénéfices qui disparaissent dès que le commerce éclate entre zones. La multiplication des situations comme celles-ci peut aboutir à une guerre commerciale entre les zones et donc à une dégradation du bien-être. Ainsi, l’OMC considère que si la tendance actuelle se poursuit, nous devrions arriver à trois cents accords commerciaux dans peu de temps. Ce qui met en danger l’existence même de l’organisation. Pour finir, philosophiquement, nous pouvons contester le régionalisme au nom de la préservation du cadre multilatéral. En effet, après soixante ans de multilatéralisme, ce dernier est devenu un bien « public » mondial. 

Les arguments en faveur du régionalisme commercial

Pour Jean-Marc Siroen, le régionalisme joue le rôle de relais vers le multilatéralisme. En effet, le régionalisme peut constituer la première étape de l’ouverture pour les pays faiblement développés. Ces derniers supportent difficilement la compétition internationale. L’ouverture est alors vécue comme un choc économique. Ils ont besoin de faire leur apprentissage technologique et d’engager des réformes structurelles avant de s’opposer aux pays expérimentés. Le régionalisme est alors dit éducateur. De plus, le régionalisme est également utile pour les pays développés de petite taille. Pour ces derniers, qui possèdent un marché domestique étroit, le passage à une aire régionale peut permettre de développer des débouchés. 

Enfin, le régionalisme est en réalité un assouplissement du multilatéralisme. En effet, selon cette théorie, le multilatéralisme est un inhibiteur d’ouverture, c’est-à-dire qu’il empêche la pleine expression des effets de l’ouverture. Le cœur de cette idée est qu’une mesure indolore en régionalisme peut devenir une mesure d’ampleur dans une situation de multilatéralisme. Par exemple, à cause de la CNPF, les pays sont tenus d’accorder les mêmes avantages à tous alors que certains pays peuvent trouver un intérêt à accorder un avantage à un voisin de même taille que lui, sans redouter l’effet concurrentiel en retour sur son économie. Au fond, l’essor du régionalisme est la conséquence de l’érosion du multilatéralisme. Le commerce mondial, de plus en plus complexe, avec l’émergence des nouvelles puissances et l’internationalisation des processus de production, a conduit au développement du régionalisme. D’autant plus qu’aujourd’hui tous les experts s’accordent sur le fait que les progrès du multilatéralisme s’accompagnent de la prolifération des accords préférentiels. 

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